Fanny Tisseyre
18h 10 : Le paséo expire.
Un homme entre en piste. Béziers le salut. Il ôte son béret.
« Panthère ! Ouvre la Porte ! » Hurle les joyeux drilles du côté « sol ». L’homme s’incline, puis, il se retire.
Les cuivres raisonnent.
Enfin, le portillon cède.
Il libère des ténèbres le fauve révolté. Un murmure parcourt « los tendidos ». Un murmure emprunt de respect.
Derrière la « talanquera », celui qui va se jouer la Vie observe. Il observe l’œil noir. Il observe la Veuve. Dans les gradins, un gros Monsieur rouge tire distraitement sur son cigare. Bientôt, l’homme en habit de lumière va déployer son voile. Bientôt, l’ombre et le soleil vont danser de concert.
Ma peau s’hérisse. Mon cœur s’emballe.
Je te regarde Toro. Je te regarde entrer dans ce « capote ». Je te regarde armé de tes « Pitones » dressés. Je te regarde combattre. Je te regarde te battre et je t’aime !
« Chicuelinas », « Mariposas » ou « Veronicas » quelle importance ?
Ce que je vois moi, c’est Toi ! Toi et Lui.
Lui conduisant la danse et Toi écoutant ton cœur sauvage.
Ais-je peur pour Toi ? Oui ! J’ai peur pour Toi comme pour Lui !
Ais-je mal pour Toi quand tu te heurtes à la pique de l’homme citadelle ? Oui, j’ai mal pour Toi ! J’ai mal parce qu’à Toi seul, tu nous montre, à moi et à ma race tout ce qu’elle n’est pas ! Tu nous montres le courage. Tu nous montres la fierté. Tu montres ta beauté. Tu montres La Vérité !
Est-ce que je vibre pour Toi ? Oui ! A chaque seconde… A chaque petite seconde, chaque quart de seconde, je m’élance avec toi !
Est-ce que je vibre pour Toi ? Oui, je vibre pour Toi ! Parce qu’à l’instant exact où tu es entré en piste ; parce qu’au moment précis où je t’ai vu apparaître, je me suis sentie « être ».
Je me suis sentie « être » comme on se sent « être » dans les bras de l’homme qu’on aime et dont on se sait aimé !
Je me suis sentie « être » comme on se sent « être » devant un Picasso, un Chagall ou un Monet !
Est-ce que j’aime voir ton sang ruisseler sur ta peau ?
Non, mon ange noir ! C’est plus que tout ça ! Du sang humain a coulé sur des terres lointaines au temps des idéaux ! Du sang humain désaltère aujourd’hui la Terre au profit des frontières…
Non, je n’aime pas ton sang, mon ange. Je n’aime pas le voir gouter dans les arènes. Mais, j’aime voir en toi cette force, cette absolue conviction que tout à un prix, y compris celui de ta liberté !
Ta Vie n’a-t-elle pas d’importance pour moi ?
Jamais ! Tu entends ?
Jamais !
Jamais, je ne te laisserai partir sans un applaudissement. Je t’en fais la promesse. Je t’en fais le serment !
Ce que j’ai vu, un jour, aux abattoirs du coin, ce que j’ai vu pour ne pas rester ignorante, ce que j’ai vu parce que comme Toi, je voulais toucher à ta Vérité ; bref, ce que j’ai vu ce jour là, jamais ! Entends-tu Toro ? Jamais ! Je n’épouserais l’hypocrisie de mes frères ! Jamais ! Jamais ! Jamais !
Il te met en garde, mon Ami…
Et voilà que j’en tremble … J’en tremble pour Lui… Et, j’en tremble pour Toi.
Tu as été beau. Tu as été fort. Tu as bien servi et Il t’a compris…
Ce qu’Il t’offre, Toro ; ce n’est pas les décharges électriques …
Ce qu’Il t’offre, Toro ; ce n’est pas l’anonymat…
Ce qu’Il t’offre du bout de son épée, c’est le Paradis … Le Paradis qui ne s’ouvre qu’à ceux qui ont existés…
Toi, tu ne seras pas comme tes millions de frères, tous les jours abattus, dans l’ignorance et l’irrespect de ton existence …
Toi, tu ne côtoieras pas les couloirs sombres qui empestent le sang et la mort des mouroirs bons marchés…
Ce qu’il t’offre, Toro, c’est de l’Humanité ! L’Humanité, c’est triste, mais ça peut aussi être très beau !
Tu sais Toro, l’Humanité tend comme toi à la liberté du « campo » …
Ce qu’il t’offre, mon Ami …. Ce qui brille au bout de cette lame, c’est le Respect, le Respect de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui sont venus t’accompagner …
Les trompettes sonnent tandis que tu t’agenouilles. Je suffoque avec Toi. Je suffoque pour Toi. Il te fait face. Il t’adresse un baisé. Un baisé d’Homme. D’Homme à taureau. De taureau à égal. Tu fermes les yeux.
Près de moi, le gros monsieur au cigare est devenu blême. Il se redresse brusquement et avec lui, c’est l’arène entière qui t’applaudie. Elle t’applaudit, Toi, le Taureau !
Mon petit frère me presse le bras. Il a les yeux brillants. Par-dessus la clameur, agitant son mouchoir blanc, pour Toi, il aura ces mots : « C’était un Grand Taureau ».
Va en paix, mon Ami…
Va en paix, Toro chéri ! »
F.T.